Sacerdoce et gâteau en forme d’agneau pascal des Antoniennes de Marie
par Bouchard, Roseline
Au Québec, le patrimoine immatériel religieux des communautés catholiques est en voie de disparition. Les communautés religieuses qui étaient si populeuses par le passé ont vu leurs membres diminuer de manière draconienne à partir des années 1960. C’est pourquoi les traditions d’un grand pan de notre histoire sont menacées de tomber dans l’oubli. Dans ce contexte d’urgence patrimoniale, le projet d’Inventaire du patrimoine immatériel religieux a pris forme. Parcourant le Québec à la recherche de ce type particulier de patrimoine, celui des pratiques, des rites et des savoir-faire, certains éléments se sont avérés plus riches et plus importants que d’autres. C’est le cas des rituels liés à la fête du sacerdoce, notamment celui de la préparation du gâteau en forme d’agneau pascal que pratiquent encore les sœurs Antoniennes de Marie.
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Une pratique traditionnelle destinée aux prêtres
Depuis longtemps, les sœurs Antoniennes de Marie soulignent la fête du sacerdoce par un banquet qu’elles offrent aux prêtres ainsi qu’à elles-mêmes lors du Jeudi saint. Au terme de ce repas, un gâteau en forme d’agneau symbolisant l’Agneau pascal, c’est-à-dire le Christ, est offert aux prêtres. Cette pâtisserie est, en quelque sorte, une interprétation locale de l’habitude prise par les chrétiens de manger de l’agneau lors de la Semaine sainte. La communauté antonienne, fondée à Chicoutimi en 1904 et dont la mission première est de soutenir les prêtres dans leur sacerdoce, s’est appropriée cette coutume aux profondes racines judéo-chrétiennes. Cette tradition aujourd’hui menacée de disparition illustre la richesse du patrimoine religieux qui a longtemps occupé une place centrale dans la société québécoise et qui, aujourd’hui, fait l’objet de collectes ethnologiques destinées à le préserver et à mettre en valeur son importance culturelle.
Qui sont les Antoniennes de Marie?
La communauté des Antoniennes de Marie voit le jour au début du XXe siècle pour répondre à un besoin pressant qui se fait sentir au Séminaire de Chicoutimi. En 1903, les soeurs du Bon-Conseil, dont la vocation première est l'enseignement, mais qui prennent également soin de l'entretien du Séminaire, annoncent leur départ pour le mois de septembre 1904. L'évêque du diocèse propose à l'abbé Élzéar Delamarre, alors supérieur du Séminaire, de fonder lui-même une communauté de religieuses advenant l'impossibilité de trouver une communauté déjà existante pour remplacer les sœurs du Bon-Conseil. Cette solution est adoptée au printemps 1904. Depuis, leur devise est « don et service pour les prêtres » et, selon leur constitution, «[l]es soeurs Antoniennes de Marie sont vouées aux prêtres, sont données au sacerdoce ». En 1917, les Antoniennes œuvrent aussi à l'orphelinat de la Malbaie et prennent en charge l'École Apostolique. C’est cependant à partir de 1924 que la communauté connaît une expansion considérable. Les soeurs vont travailler au Séminaire des Missions Étrangères à Pont-Viau, puis s’implanteront par la suite dans plusieurs maisons de formation et séminaires au Canada et aux Etats-Unis, où elles offriront leur service. Une date importante pour la Congrégation est l’année 1932, alors que celle-ci devient autonome financièrement du Séminaire qui l'a vu naître. Après le Concile Vatican II, une nouvelle voie se dessine pour les Antoniennes, qui travaillent désormais dans les presbytères en remplissant les rôles de secrétaire, de cuisinière, de ménagère, de sacristines… en un mot, de femmes à tout faire. Cependant, leur œuvre la plus constante est la cuisine, « notre première oeuvre comme on pourrait dire ». Dans ce domaine, la communauté souligne quelques fêtes en particulier : celle de Saint-Antoine, celle «de nos Mères» co-fondatrices, les fêtes de la Vierge, la fête du décès et de la naissance du fondateur des Antoniennes de Marie, la fête de l'autorité, et enfin la fête du sacerdoce qui a lieu le Jeudi saint. Toutes ces fêtes sont soulignées par un repas de type banquet.
Un savoir-faire antonien à l’occasion de la fête du sacerdoce
Ces sœurs dont la mission première est de soutenir le prêtre dans son sacerdoce ont été, pour la plupart, cuisinières auprès des prêtres au cours de leur carrière. Il va sans dire que la fête du sacerdoce leur donne l’occasion de célébrer cette mission de façon spéciale puisque cette fête souligne la vocation des prêtres. La préparation du gâteau en forme d'agneau est une tradition antonienne qui revient chaque année dans le cadre de cette fête. À l'occasion du Jeudi saint, les sœurs de la communauté organisent un banquet attendu avec impatience par les prêtres (NOTE 1), puisqu’il correspond, selon la tradition catholique, au jour où l'institution de l'eucharistie a été fondée par le Christ. On commémore alors le repas que Jésus a pris avec ses apôtres, à l’issue duquel il leur a donné pain et vin en demandant de refaire ce geste en mémoire de lui. Depuis des siècles, les prêtres catholiques répètent ce rituel pendant la messe et offrent aux fidèles le corps et le sang du Christ sous la forme de l’hostie, après avoir bu du vin et mangé du pain en mémoire du Christ.
Les sœurs Antoniennes de Marie ont donc pris l’habitude de servir lors de la fête du sacerdoce un gâteau en forme d'agneau qui représente le Christ, lui qui a donné sa vie pour racheter l’humanité. Cette tradition riche de sens s'est ancrée dans les différents lieux où les Antoniennes ont œuvré comme cuisinières pour les prêtres, soit à la maison mère des Antoniennes, ou dans les séminaires, les collèges, les presbytères, les maisons des pères, et autres endroits. Au milieu du XXe siècle, cette tradition était très répandue puisque la communauté a œuvré dans l’ensemble de la province Québec, quoique de façon particulière dans la région du Saguenay-Lac-St-Jean, (Voir à cet effet la carte illustrant les différents endroits où les Antoniennes ont offerts leur service culinaire). Pour un séminaire montréalais typique des années 1960, pour lesquels les Antoniennes assuraient le service de restauration, cette pratique impliquait la confection d’une vingtaine de gâteaux. Ainsi, la préparation de ce gâteau constitue un savoir-faire culinaire propre à cette communauté.
Les Antoniennes ont élaboré une manière de faire bien précise et une recette particulière pour réaliser cette pâtisserie très significative dans le cadre de leur mission première de service aux prêtres. Le moule étant de forme particulière, il est nécessaire d’employer une pâte très ferme. Un des outils indispensables pour la préparation demeure ce moule spécial : auparavant fait de fer blanc (probablement, car l’enquête orale ne permet pas d’en être certain) il est actuellement en aluminium. La préparation se fait selon les étapes suivantes : d’abord, cuisson du gâteau, décantation, démoulage, collage des deux parties (base et agneau) à l'aide de glaçage et d'une scission faite dans la base pour mieux y insérer l'agneau. Ensuite, premier glaçage de surface et décoration. Le gâteau en forme d’agneau est habituellement mis sur une base de gâteau rectangulaire quand le nombre de convives est élevé. La préparation se fait avec beaucoup de minutie. La décoration reflète au goût de la sœur qui le confectionne, mais elle doit nécessairement être à base de glaçage blanc. Le gâteau décoré de rosettes imite le lainage de l'agneau : deux ou même trois couches de rosettes sont réalisées à certains endroits pour bien mettre en évidence les différentes parties de l'animal. On emploie un couteau enduit d'eau chaude pour lustrer le glaçage. Pour faire les yeux, il est possible d’utiliser des raisins secs, et pour la bouche, de la noix de coco teinte en brun. On orne toujours le cou de l’agneau d’un ruban rouge tandis qu’un étendard blanc et rouge est piqué à sa taille. La base du gâteau est garnie de noix de coco de couleur verte et jaune imitant un pâturage; enfin, des fleurs ou des grappes de raisins évoquent le printemps.
Le gâteau des Antoniennes : une symbolique chrétienne aux racines judaïques
La préparation du gâteau en forme d’agneau s’inscrit dans un patrimoine à la jonction du culinaire et du symbolique. Ainsi, la fête du sacerdoce telle que célébrée par les Antoniennes est en soi une survivance chrétienne. Selon la Bible, en effet, en ce dernier jeudi de sa vie terrestre, Jésus partage non seulement le pain et le vin avec ses disciples, mais aussi l’agneau pascal, une tradition que l’on retrouve chez les Juifs (NOTE 2). Dans la version du gâteau des Antoniennes, l’agneau symbolise donc beaucoup plus qu’un simple aliment, il est une « nourriture-nostalgique » qui glorifie la mort et la résurrection du Christ. C’est pourquoi ce gâteau est un patrimoine très important pour les Antoniennes, pour les prêtres et, jusqu’à tout récemment, pour les élèves des séminaires qui le dégustaient aussi. Ce gâteau renvoie à la sphère du sacré (NOTE 3) : il a remplacé la viande d’agneau qui a été pendant des siècles au cœur des célébrations pascales (NOTE 4). De plus, sur le plan symbolique, l’agneau représente également l’émancipation (NOTE 5), alors que la présence du petit ruban rouge autour de son coup évoque l’immolation, et l’étendard entouré de rouge piqué à sa taille, sa victoire et sa résurrection. Le message que transmet ce gâteau a donc une portée très large, qui dépasse le patrimoine propre aux Antoniennes. Le sens symbolique de cette pâtisserie prend sa source aux fondements de la chrétienté et dans ses manifestations les plus centrales. C’est notamment sous de tels aspects que le Christ est présenté, avec constance, dans l’Apocalypse : il est égorgé et immolé – mais il est vivant et debout. C’est lui qui mène le grand combat messianique qui va libérer les croyants en Jésus-Christ, c’est lui qui remportera la victoire avec la force reconnue à un «lion» (NOTE 6).
Une pratique authentique difficile à dater
D’où vient l’usage de confectionner un gâteau en forme d’agneau lors du jeudi saint? Dès la fondation des Antoniennes, ces religieuses reçoivent une formation culinaire auprès des Ursulines de Roberval, au Lac-Saint-Jean. Cette tradition s'est ensuite perpétuée notamment au juvénat et à l'école d'agriculture, où un cours de cuisine est offert aux jeunes filles. Les Antoniennes sont appelées à être cuisinières dans leurs œuvres, aussi leur faut-il être habiles « dans la cuisine et dans la pâtisserie » (NOTE 7). S’il est attesté qu’elles fabriquaient déjà le gâteau en forme d’agneau dans les années 1950, il n’est pas exclu que cette pratique ait pu remonter aux origines de leur communauté. Jusqu’à tout récemment, en France et au Québec, certaines communautés religieuses avaient l’habitude d’amener à l’église un agneau vivant lors de la messe du samedi saint, puis d’en faire le plat de résistance du repas du lendemain. En Alsace, «l’agneau pascal est devenu un gâteau, saupoudré de sucre glacé» dont le cou est orné d’un ruban rouge (NOTE 8), ce qui rappelle sans équivoque la pratique observée chez les Antoniennes de Marie. Quoi qu’il en soit du gâteau préparé par les Antoniennes décrit ici, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un patrimoine dont la dimension symbolique s’enracine dans les différentes traditions monothéistes juives et judéo-chrétiennes, où la Pâques et l’agneau pascal sont présents depuis des millénaires.
Un patrimoine culturel qui rayonne humblement
La communauté des Antoniennes de Marie identifie cette pratique culturelle comme un élément important de son patrimoine immatériel. À l’occasion du centième anniversaire de la congrégation, les sœurs ont décidé de publier un livre de recettes dont la première de couverture représente un gâteau en forme d’agneau sur une grande table dressée pour les prêtres. La confection de ce gâteau revêt un sens tout particulier pour les sœurs Antoniennes, car elle est réalisée à l’occasion de la fête du sacerdoce qui se trouve au coeur de leur mission, qui consiste à soutenir les prêtres dans leur action sacerdotale. D’une génération à l’autre, depuis au moins 60 ans, les sœurs ont pris soin de perpétuer cette coutume qui ne survivra sans doute pas au manque de relève, tant chez les prêtres catholiques que chez les Antoniennes qui leur apportaient un support logistique important.
Aujourd’hui, les sœurs Antoniennes de Marie servent encore aux prêtres ce gâteau en forme d’agneau dans les six maisons où elles assurent toujours le service de restauration, soit le Séminaire des Missions Étrangère de Pont-Viau, le Grand Séminaire de Chicoutimi, la Résidence Mgr Paré et la Résidence des Prêtres, à Ville Saguenay, ainsi qu’à l’Ermitage du Lac Bouchette et, finalement, au Presbytère Saint-Yves de Québec. L’effritement de cette pratique très significative sur le plan spirituel, et pendant longtemps courante dans la province de Québec, illustre de façon éloquente la transformation rapide de la société québécoise et la disparition d’un patrimoine religieux fort riche autrefois très répandu.
Roseline Bouchard
Étudiante à la maîtrise en ethnologie et patrimoine à l’Université Laval (NOTE 9)
NOTES
1. Entrevue avec sœur Denise Émond, avril 2009.
2. Augustinus Hollaardt, « Du Jeudi-Saint à la Fête-Dieu », Questions liturgiques, vol. 78, no 2, 1997, p. 81.
3. Olivier Assouly, Les nourritures nostalgiques : essai sur le mythe du terroir, Arles (France), Actes Sud, 2007, p. 73-82.
4. Rappelons que les aliments consommés à l’occasion de la fête chrétienne de Pâques sont issus de la tradition juive qui « commande à la nourriture pascale de s’inscrire dans le registre de la fraîcheur et de la nouveauté, on consommera de préférence de la chair de l’agneau […] ainsi que de grosse quantité d’œufs, aliments de la naissance et du renouvellement. On comprend mieux ainsi l’ajout de pâturage sur la base du gâteau, de grappes de raisins et de fleurs » (Joëlle Bahloul, Le culte de la table dressée : rites et traditions de la table juive algérienne, Paris, Éditions A.-M. Métailié, 1983, p. 244).
5. Il faut prendre en considération le fait que l’agneau est associé au printemps.
6. Pierre Mourlon Beernaert, « Agneau et berger, le Christ de l’Apocalypse », Bruxelles, Lumen vitae, 2009, p. 20.
7. Entrevue avec sœur Rosanne Harvey, avril 2009.
8. Philippe Rouillard, Les fêtes chrétiennes en Occident, Paris, Éditions du Cerf, 2003, p. 94.
9. Au printemps 2009, dans le cadre de l’Inventaire du patrimoine immatériel religieux du Québec, mis sur pied par la Chaire en patrimoine ethnologique, des enquêtes orales et observations directes ont été réalisées sur le sujet par Roseline Bouchard et Catherine Gaumond.
BIBLIOGRAPHIE
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Segalen, Martine, Rites et rituels contemporains, Paris, Nathan, 1998, 127 p.
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Photos
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